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Conférence de Jason GLASSER

Le 10 novembre 2015 à

www.jasonglasser.com

À la fin des années 1980, un groupe de jeunes musiciens vaguement affiliés, tous originaires du Texas, a décidé que l’optimisme flagrant de l’Americana -qui a fleuri au milieu du siècle- avait été entièrement gommé par un sentiment d’amer cynismeCelui-ci vraisemblablement alimenté par une considération ironique, voire ennuyeuse, portée sur la culture par les théoriciens postmodernes et un marché en expansion qui laissait peu de place à la douceur, la sincérité ou à la sur-crédulitéCe cynisme était devenu la marque de fabrique de l’intellectualisme américain, figurant au cœur même de la production culturelleEn réponse, ces groupes ont commencé à émerger sur la scène clandestine d’AustinIls forment alors un ensemble, un genre mal défini de rock alternatif –plus tard identifié par les critiques comme « la nouvelle sincérité »- opposé aux impératifs postmodernes : l’indifférence et la suspicion collectiveCette approche signifiait notamment que le genre était condamné dès le départ : en s’opposant à l’ironie en vigueur et à l’amertume de la culture à travers la réintroduction de la vulnérabilité et l’authenticité dans leur son, ils se sont positionnés, plutôt involontairement, contre les caractéristiques-mêmes qui en étaient venues à définir le marchéC’est-à-dire que la négation étant devenue la méthode culturellement acceptée pour extraire « le nouveau », et « le nouveau » avait été désigné comme la stratégie de survie préférée du marché, le mouvement de la sincérité est apparu au public comme anti-rebelle, nostalgique de façon démodée et, disons-le, tout simplement banal.

Pourtant, comme David Foster Wallace a remarqué dans un essai de 1993 sur la fiction américaine, les vrais rebelles sont ceux qui risquent en toute conscience la désapprobationCe sont ceux qui « risquent le bâillement, les yeux levés au ciel, ..la parodie des railleurs doués»* C’est ici, peut-être, qu’émerge la ligne la plus tangente de l’exposition de Jason GlasserLe titre d’un optimisme flagrant : « The Pursuit of Happiness » ( La Poursuite du Bonheur ), renvoie à une véritable banalité américaine, depuis longtemps dissociée de son origine dans la Déclaration d’IndépendanceGlasser, néanmoins, risque « les yeux levés au ciel » des pères fondateurs en adoptant la phrase pour contextualiser ses peintures récentes et, ce faisant, c’est un retour à la discussion abandonnée dans les années 90Notamment, un peu comme la musique produite dans la philosophie de la Nouvelle Sincérité, le contenu du travail a peu à voir avec le genre d’insurrection sans prétention qui en résulteDe façon étrange, les peintures semblent être des rendus timidement maladroits de sujets discontinus, tels des œufs au plat et des chevaux au galop, des panthères noires perdues dans la jungle noire, ou des scènes de films à grand succès remastérisés à l’ acrylique déliquescent – une indécision presque adolescente, plus attendue d’un programme maladroit d’un groupe de musiciens clandestins que d’une exposition de peinture dans une galeriePourtant, c’est précisément cette précarité, cette conscience nerveuse de soi qui se manifeste à travers les peintures et devient le raccourci intellectuel qui donne sa profondeur au projet.

D’une part, cela se formalise par un écart symbolique – et culturel – de la matérialitéEn rendant chacune des œuvres sur toile, Glasser se positionne comme un « American in Paris », Gershwinien adoptant les influences et les traits liés à une atmosphère traditionaliste « Beaux-Arts », tout en succombant à des moments nostalgiquesAinsi que le critique Deems Taylor l’a noté à propos de la comédie musicale originale de 1951 « La nostalgie n’est pas une maladie mortelle »*. Glasser instrumentalise ce sentiment, s’autorisant une histoire personnelle liée aux icônes culturelles comme Tom Petty, les sandwiches Subway et John Divola, signifiant sa position en tant que peintre, même elle peut sembler un peu laisser-faireD’autre part, le vif désir de Glasser de poursuivre la peinture dans un sens (matériellement) traditionnel affiche une volonté de faire reconnaitre les « peintres du dimanche », pas comme avant-garde, mais comme des émissaires porteurs d’une intentionIl est vrai que les années 90 ont peut-être adopté un réalisme banal, mais l’ironie culturelle et la réflexivité (en particulier dans la peinture) n’ont jamais été totalement évitéesEn fait, notre génération est peut-être plus ironique qu’elle ne l’a jamais été . la peinture devenant de plus en plus référentielle et « méta », alors que les réseaux de distribution et le capitalisme culturel se complexifientLe marché de l’art, plutôt que de suivre le mouvement des sincéristes et des puristes populaires pour débarrasser la société de son cynisme profondément enraciné, a fait de l’authenticité et de la banalité son nouveau pionNotez, par exemple, la prolifération de la peinture abstraite d’aujourd’hui qui ne fait guère plus que de reproduire sans fin des copies hybrides et monochromatiques de Twombly, Basquiat et BaselitzPeut-être le « bonheur » que Glasser poursuit n’est pas une affaire personnelle, mais plutôt une directive qui ose la sentimentalité afin d’explorer la possibilité de la peinture comme un geste authentique, plutôt qu’un véhicule entièrement auto-réflexifLa question posée dans ces œuvres est la suivante : pourquoi même peindre si la peinture n’est finalement guère plus qu’une plaisanterie pour initiés ou quelque chose seulement comprise par quelques happy few ? Ou est-il même possible d’accorder à la peinture les mêmes droits inaliénables de l’expression, la narrativité et le contexte implicite par sa structure matérielle, si l’on considère que l’ironie est maintenant non seulement une construction théorique, mais une partie intégrale de la créationOn peut soutenir que le but n’est pas d’abolir l’ironie – après tout, c’est un moteur de notre quotidien, il joue sûrement dans la confrontation chez Glasser entre Americana « grunge » et son statut d’expatrié dans le monde artistique françaisAu lieu de cela, la fonction semble résider dans la renaissance d’une certaine forme de radicalisme qui n’est, en fait, pas très radicaleLes peintures font écho à un passé récent où les enregistrements à domicile en direct, le « teen spirit » et la téléréalité étaient normatifs . où les peintres de New York des années 70 n’étaient pas encore « terminés » et étaient considérés comme étant un peu canoniques, et que les mouvements cultes comme le « slackerism », Dogme 95 et la Nouvelle Sincérité avaient convaincu l’avant-garde qu’une approche empathique envers son matériel était un atout culturel vitalChez Glasser, la touche douce, l’actualité humoristique et l’insistance sur les images réconfortantes affichent simultanément ce qui est vraiment le risque dans le contemporain, incite le spectateur – ou le critique – à montrer lui aussi de l’émotionEt peut-être à ne pas tout prendre au sérieux, après tout.

Sabrina Tarasoff