Béatrice Darmagnac pour Nouvelle Saison 5
Maison de l'eau - Jû-Belloc (32)
Ouvert à tous !
Conférence de l’artiste Béatrice Darmagnac
Cette conférence est ouverte à toutes et à tous dans le cadre du programme de recherche Nouvelle Saison 5 en partenariat avec la Maison de l’eau - Institution Adour. Béatrice est pour partie à l’origine du programme de recherche et y collabore chaque année depuis.
Le programme de recherche Nouvelle Saison est un partenariat entre l’École supérieure d’art et de design des Pyrénées (site de Tarbes) et La Maison de l’Eau initié en 2017.
L’École propose chaque année à un groupe d’étudiants volontaires la possibilité de penser et d’inscrire leur travail dans le contexte et les enjeux particulier de La Maison de l’Eau à Jû-Belloc.
En effet, il s’agit de faire de l’art dans un espace qui n’est ni dédié, ni prévu pour cela, en extérieur, dans un milieu « naturel » plutôt forestier et traversé par le fleuve Adour. Mais également de penser l’art et le geste artistique à travers des problématiques qui sont celles des acteurs de La Maison de l’Eau et de leurs missions. En quoi notamment le fonctionnement du cours d’eau, avec ses implications dans des disciplines éclatées (géographie, géologie, hydraulique, économie, sociologie, etc…) peut permettre de penser l’art et sa relation au vivant ?
Nouvelle Saison, grâce à ce partenariat entre deux institutions, propose un espace de réflexion et d’échanges collectifs à partir des singularités et des approches libre de chacun des participants, et s’attache également à identifier et à penser l’apparition ou les déplacements des enjeux du travail artistique. Les questions de construction, de visibilité ou de destinations s’en trouvent de fait, fortement transformées.
Chaque été, des œuvres nées de cette rencontre sont données à voir aux visiteurs. Plus qu’une exposition, il s’agit de permettre un accès aux expériences et réalisations de l’année. La dimension expérimentale et pédagogique restant première.
Révélation 2.0
Camille Prunet
L’œuvre de Béatrice Darmagnac recouvre une grande diversité de propositions. Elle n’utilise ni matériaux fétiches, ni techniques privilégiées, ni motifs ou couleurs affectionnés qui vaudraient signature. Cette variabilité s’explique en partie par l’utilisation dans les œuvres de matières naturelles, géo-sourcées ou encore upcyclées (s’il y a une constante, elle se logerait sans doute là). Aucun sujet ni thématique n’offre non plus l’occasion de confortablement étiqueter les pratiques et les gestes de cette artiste. Ainsi peut-on croiser dans ce travail des embarcations accrochées à un ponton dans une vallée gersoise, rappelant son immersion passée et à venir potentiellement (Studio DF, En attendant la mer, 2016) ; une peinture murale comparant l’enregistrement par la NASA du premier tremblement de terre martien à celui de la formation des montagnes, qui évoque l’inclusion de l’univers dans nos représentations terrestres et le désir de conquête (Mars Quake First Sign, 2020) ; une image de fond de casserole, ironiquement intitulée « Lecture de marc de café, voyage en Chine imminent » (2014).
Il y a bien cependant une méthodologie dans son travail, celle de la révélation, et un questionnement qui s’opère systématiquement à partir du site. La révélation consiste ici en une polyphonie associant, tout ensemble ou tour à tour, l’apparition d’une image, la mise en évidence d’éléments cachés qui sont portés à notre connaissance, ou encore la création d’un phénomène permettant de saisir une réalité, invisible jusque-là et qui s’impose soudainement. À la façon du spectre lumineux, la révélation possède plusieurs « longueurs d’onde » allant d’une posture qui vise l’objectivité à des élans plus mystiques. Cette caractéristique propre à la révélation traduit une curiosité de l’artiste toute scientifique, si on admet à la suite de la philosophe Isabelle Stengers que les sciences résultent d’une tension entre objectivité et croyance. Sans doute le fait que l’artiste soit née et ait grandi à Lourdes, cité des miracles et des révélations religieuses, n’y est-il pas pour rien.
Or, justement, il n’existe pas de révélation non située. Le site peut être un paysage, une pièce, une ruine, un champ, une forêt et même une casserole ou un espace virtuel. Chaque site devient espace révélé et espace révélateur. Il est à la fois tangible et intangible, car il existe physiquement et il existe en nous, image mentale. Dire que l’œuvre de Béatrice Darmagnac repose sur un échange avec le site investi apparaît dès lors comme une évidence. Cette dernière a inventé pour cela le néologisme « in-site », qui renvoie explicitement à l’artiste Robert Smithson, connu au début des années 1970 pour son travail de Land Art jouant entre l’in situ et le non site. L’expression, avec son préfixe « in », évoque le mot « intérieur » (inside), comme une partie non visible du site mais aussi comme un espace intérieur. Il renvoie également au terme anglais insight, entendu ici au sens de « vision » ou de « connaissance éclairée ». L’expression incite (« in-site ») donc à cette navigation entre espace physique, virtuel et mental. L’importance du rapport au site dans le travail de Béatrice Darmagnac et la nécessité de le révéler et d’en faire un révélateur apparaît nettement de cette façon, ainsi que la dimension écologique de sa démarche.
C’est bien à ces croisements que se situe le projet en cours de création Climate Miracle. Ce jeu collaboratif en ligne invite les joueurs à maintenir l’équilibre écologique de leur environnement. Les données produites par les joueurs nourrissent une sculpture numérique, évolutive en fonction de l’état global du jeu. Les différentes versions de cette œuvre, dont l’aspect se modifie au cours du temps, seront mises en vente par l’artiste, lorsqu’elle le souhaitera, en échange de NFT (Non Fongible Tokens). Cette monnaie numérique garantit l’authenticité et l’originalité de la version achetée en ligne de cette sculpture. L’argent, issu à la fois du jeu (car les joueurs paient pour avoir accès à certains outils) et des œuvres, servira à financer des projets et des actions écologiques sur le terrain. L’artiste souligne ainsi la façon dont l’espace numérique impacte l’univers physique, dont il dépend en matière de ressource fossile. Impossible de séparer l’univers virtuel de l’univers physique : aujourd’hui ils sont intriqués, et tout action informatique résulte d’une exploitation géologique de la Terre. À la suite de quelques artistes comme Hito Steyerl et en prolongement avec le Post-Internet, Béatrice Darmagnac opère donc des allers et venues entre monde virtuel et monde réel (processus qu’elle qualifie de « phygital » – physique et digital).
La puissance du virtuel, qui s’observe aussi bien sur Internet que dans la réalité matérielle, est une force centrale dans la démarche de Béatrice Darmagnac. Le virtuel est avant tout un potentiel, quelque chose qui peut s’activer ou non, se révéler ou non. Climate Miracle constitue le dernier volet d’une série sans titre qui a débuté avec Jeu d’absence – Paradeïsos, Cistus Sérotinie (2009) puis Hectare (2011). L’œuvre Jeu d’absence est sans cesse réactivée : l’artiste dissémine un peu partout des graines pyrophytes de cyste. Ces graines ne germineront qu’au contact du feu, de la fumée ou par l’effet d’une explosion. Elles sont là mais on ne peut pas les voir, ne demandant qu’à révéler leur présence et à transformer le feu, la destruction, en devenir végétal. De la même façon, Hectare consiste en un hectare de forêt landaise laissé en devenir pour contrer les monocultures locales. Ici, c’est un simple geste de retrait qui investit la puissance des possibles. On retrouve cela également dans le motif de la grille, qui évoque tant le modernisme. La composition graphique La Vague (2010) donne ainsi à voir une simple grille que le titre perturbe. L’image mentale suscitée par le titre s’agrippe alors à la grille et y transpose la vague. Dix ans plus tard, un ensemble sculptural (Caprices) reprend ce même motif avec le détournement de gabions agencés comme de faux reliefs ou architectures. Cette grille peut se concevoir comme des additions de pixels dans Climate Miracle, car, du réel au virtuel, il n’y a qu’un pas. C’est donc toujours dans cette tension que l’œuvre de Béatrice Darmagnac se déploie et parvient à faire révélation. Processus esthétiques avant tout, les révélations 2.0 de cette artiste génèrent des sensations qui nous aiguillent dans la connaissance d’un monde complexe.