Empower
Workshop animé par Sophia El Mokhtar

Empower

Restitution du Télé-workshop sur la performance “Empower”
du 30 novembre au 4 décembre 2020

Empower

Le jeune homme, parlant peu
À la posture dodelinante
À demi coupé par sa caméra d’ordinateur
Répondant par oui ou par non
D’un court hochement de demi-tête
Fixait déjà des objectifs clairs
Avec ses petits yeux noirs
Il mènerait un combat
Depuis le fond de sa cave
Éclairé par un spot de chantier,
Ainsi vidéosurveillé,
Il lutterait contre deux élastiques.
Il se voulait grotesque et risible,
Il a été danseur étoile,
Valsant avec et contre lui-même.
Domptant ses contradictions,
Entre désir de prendre le dessus
Et risque de se recevoir un coup dans la gueule
Grandes enjambées, demi-tour,
Plonge dans l’arc de tension
Que ton corps entier fabrique,
Relâche avec désinvolture
L’élastique rouge qui tournoie derrière toi,
Projeté contre le mur.
L’entend-elle frapper et fouetter le béton de sa cave,
Elle tout en haut, au sommet?
Elle a balancé ses longs cheveux,
Salés par la sueur de sa fureur,
En traversant au moins un hall,
Peut-être une cour et en longeant
Un couloir probablement austère
Elle a poussé la porte du secrétariat de l’École,
Elle s’est vautré sur la chaise
Sur un courant d’air
Puis une expiration
Essuyer ses mains moites au jean,
Se prendre le visage entre les mains,
Souffler fort
Faire tomber nos strates de prison
Prendre le micro
Lire son texte les dents serrées,
Comme si tu avais reçu claques sur claques
Et que tu restais là
Non, tu ne lâcheras pas tes camarades de lutte
Tenir tête
Contenir la rage
Prendre le mors aux dents
Repartir comme on souffle sur des braises
Nous, les incandescentes
Et nos cheveux longs,
Salés par la sueur de notre fureur
Font s’envoler les formulaires aux cases cochées
Les stylos presque vides
Les post-it délavés
Les ragots inutiles
Les rayons du soleil comme des couperets
L’a-t-elle entendue aboyer
Depuis son appartement,
Comme un écho viscéral et animal
À la parole enragée,
Sa gueule peinte à l’acrylique noire,
Fait ressortir ses expressions
Elle raconte sa condition de chien polonais
Je veux être un chien moi aussi,
Enfin une chienne
Avec cet air béat et niais,
On te croit soumise et pourtant tu domines
Tu donnes à caresser ton ventre
Pour mieux déchiqueter la couverture de ton maître
Tu donnes à voir ton air le plus doux
Comme tu nous regardes
Tu l’as observée dans son jardin
Y faire un bouquet
Avec des fleurs à grandes tiges
On dirait le cosmos dans ses mains
Dans la froideur de l’air, du ciment, du crépi
Du dallage de pierres, de l’herbe
Elle est apparue
En culotte et soutien-gorge noirs
À genoux sur des petits cailloux et des brindilles
Elle a tendu son corps
Elle a fouetté son dos puis son pubis
Son dos puis son pubis
Dos, pubis, dos, pubis, dos, pubis
Dessinant une diagonale parfaite
Le long de laquelle des têtes tombent,
Violente douceur
Autoflagellation
À coups de pétales
Se souvenir qu’il faut avoir froid
Pour faire des incantations brûlantes
Comme elle a mis sa tête dans les fleurs restantes
Elle ne l’a pas vue faire de son corps une imprimante
Dans la lumière chaude de son bureau
Elle n’a jamais cessé d’envoyer des messages
Elle, si peu friande du langage
Écrire sur le bout des doigts
Des mots que l’on ne veut pas mettre
Sur le bout de la langue
Coudre sa ligne de vie
Avec du fil blanc teint au marqueur noir
Et l’aiguille perce le tissu de sa peau
Sur les souffles des autres
L’entends-tu gueuler en silence
« Défonce le patriarcat »
En alphabet sémaphore ?
Propulser tous ces signes
Vers ses extrémités corporelles
N’est-ce pas du langage?
Tant de choses à dire
Des choses à dire sans la parole
Tant de choses sont dites sans parler
Comme elle qui cherche à se fondre
Dans le visage de Malcolm McDowell
Acteur principal d’Orange Mécanique
Surtout tenir à distance les regardeurs
De cette fusion qu’un demi siècle sépare
Sans cesse revenir au creux de ce faciès
Devenu symbole d’ultra violence
Comme si prendre le pouvoir
Passait par se visualiser en un alter ego
Qui fascine et fait peur
Après s’être brûlé les yeux
Elle l’a vue
Depuis sa salle de bains et son salon
Se jeter dans ses personnages
Comme on plonge en soi pour tenter de répondre
À cette question :
Qui suis-je?
Mais jamais on se trouve
Jamais on se comprend vraiment
On se cisèle sûrement
Sculpture infinie de son identité
Elle a fait une barbe avec du mascara
Elle s’est durci les traits avec du gris et du vert
Sans cesse jouer et rejouer ses autres
Ces hôtes qui la traversent
Et la poussent au grotesque
N’y a-t-il pas plus belle conquête du pouvoir
Qu’en se moquant de soi-même ?
Alors que L’Entrée des Gladiateurs de Julius Fucik
Résonne en boucle depuis une autre salle de bains
Contexte sonore permettant à la jeune femme aux cheveux rouges
Les connexions nécessaires
Entre ses glandes lacrymales et son cerveau
Pour le surgissement d’une réelle émotion
Elle suffoque elle blêmit
En se fardant en clown
Se souvenir que s’émanciper passe aussi
Par le domptage de nos lions de fragilité
Elle, dompteuse de complexes
S’est entourée de morceaux de terre
En géologue de l’écorce corporelle
Elle panse des plaies secrètes
Pour éradiquer le sentiment d’infériorité
Associé au défaut physique réel ou imaginaire
Qui lui est chuchoté avant le soin
Visualisant probablement les corps
En tectonique des plaques
Elle a dû être fascinée
De la voir triturer le voilage de nylon
Vêtue d’une petite robe noire
Et de collants noirs
Les jambes croisées
Façon mannequin
Elle a caressé ses jambes
Pour que surgisse le point de départ
Le trou initial duquel filera tout le reste
À quelle vitesse file la maille libérée?
100 kilomètres par heure
Sur nos peaux laissons glisser ces bolides de nylon
Se souvenir qu’il faut déchiqueter avec jouissance
Nos voiles archaïques.

Sophia El Mokhtar
14 décembre 2020

Étudiants

Gaïa Bergelin

Clémentine Bréhaut

Noe Cambon

Sara Coca

Iris Crayol

Marine Georgeon

Tabatha Joly

Eva Nieto

Louna Thille

Inès Tonon

Enseignant

François Cortès

Invitée

Sophia El Mokhtar